Ce métier, qui est presque mais qui n’est pas celui de l’avocat (mêmes études, choix de carrière différent) est assez méconnu.
Pourtant, environ 10 000 personnes l’exercent en France et sont en souffrance (pas que, et pas tout le temps) en particulier lorsqu’elles entendent les petites phrases ci-dessous.
1. "Ah vous les juristes, vous êtes des vrais empêcheurs de tourner en rond"
Je ne crois pas qu’il se soit écoulé un seul mois en 24 ans de vie professionnelle sans avoir entendu ce commentaire, souvent accompagné d’un petit rire entendu, presque complice, voulant peut être signifier « vous êtes démasqués ».
Vraiment ?
On serait tous comme ça, on a fait 5 ans d’études (au moins) pour être les maîtres incontestés d''empêcher, bloquer, retarder, faire perdre du temps ? Ce serait une passion au quotidien, on n’est pas un vrai si on n’a pas bien ensablé des situations pourtant parfaites jusqu’à notre arrivée ?
Nous, les juristes, nous, les Empêcheurs.
J’avoue avoir fait peu cas de cette rengaine, car au fond de moi je pensais « ce n’est peut-être pas si mal d’empêcher de tourner en rond, non ? » Et si la réplique idéale n’était pas « mais oui, exactement, nous on permet d’avancer droit » ?
Et puis j’ai fini par rechercher le sens de cette phrase un peu bizarre : l’empêcheur de tourner en rond, c’est celui qui va empêcher les gens de tourner en rond, façon ronde dansée, alors que TOUT LE MONDE veut danser la capucine.
Les juristes ont donc cette image, d’empêcher les gens de faire comme ils ont envie de faire.
En pratique, le juriste, quel que soit son niveau, n’a absolument pas le pouvoir d’empêcher quoi que ce soit. Ce n’est pas son rôle, il ne décide pas, il n’est pas le patron. Cela dit, il peut en effet ajouter un peu de complexité (si c’est ainsi qu’on souhaite voir un état de droit) dans une opération ; ou alors, son expertise va intégrer un paramètre qui permettra de décider si on veut faire l’opération de manière sécurisée (= si elle ne va pas générer de risque d’amende, de contestation ou de remise en cause).
Ainsi, j’ai envie d’en rester à ma première interprétation, c’est mieux non ?
Avançons plutôt que de tourner en rond….
2. … Suivi de : « Si on vous écoute, on ne fait plus rien ! »
Encore un grand classique, associée à celle du dessus.
Cette phrase est peut-être utilisée par les personnes ne connaissant pas l’expression «Empêcheur de tourner en rond » (voir n°1), mais avec une intensité légèrement supérieure.
Ce ne serait plus danser que l’on empêche, ce serait toute forme d’activité humaine (on ne fait plus RIEN). La classe.
En réalité, les lois autorisent plein de choses, il faut juste s’adapter et parfois faire différemment de ce qui était prévu à la base pour en tenir compte. Le juriste va au contraire permettre de faire, et de faire bien, de manière professionnelle pourrait-on tenter d'affirmer. Parfois, même, les juristes ont des idées qui vont permettre de faire encore mieux ! Je vous jure, je l’ai vu.
Croyez-le (ou pas), le droit en pratique est à la croisée de beaucoup de chemins financiers, terrain, clients, collaborateurs, supply chain, informatique … et c'est peut être une fonction qui permet de tout relier !
3. « Cette loi est complètement débile »
C’est bien connu, ce sont les directions juridiques qui créent les lois. Galvanisées par des années de pratique d’Empêcheurs, on adorerait en plus créer des lois débiles parfaitement inapplicables dans l’entreprise pour lui faire perdre du temps, de l’argent et des clients.
La vraie vie : dans une démocratie ce sont les représentants du peuple qui votent les lois et le plus souvent, après une certaine concertation.
Après, on a parfaitement le droit d’être d’accord ou pas avec une réforme. Mais une fois qu’elle est votée, à part manifester son mécontentement, il n’y a pas vraiment d’autre choix que faire avec.
Un bon service juridique l’a vu venir, a parfois contribué à la concertation, et a prévenu des changements à venir, il a même parfois réussi à programmer les actions à mener en fonction des impacts dans son organisation (bon, dans la vraie vie, on lui aura souvent répondu « c’est pas voté, on verra après »).
Quoi qu’il en soit, la bonne attitude c’est plutôt de chercher comment appliquer les lois plutôt que de pester contre.
4. « Votre job, c’est d’empêcher les gens d’aller en prison »
Ne serait-ce pas un tantinet réducteur ? Sachant que toute infraction à une loi, règle ou autre norme ne conduit pas en prison, est-il possible d’imaginer que le droit soit plutôt un paramètre à prendre en compte dans un business sain ?
Il s’agit juste d’une méconnaissance du job d’un juriste au quotidien ; nous ne sommes pas les avocats pénalistes des membres de l’organisation. Nous sommes des experts qui avons vocation à aider cette organisation à agir dans le respect des règles. Cela peut paraître pénible, mais n’est-ce pas la définition même du professionnalisme (je retente) ?
5. « Mais pourquoi diantre la direction juridique serait représentée au CODIR/COMEX /tout organe de décision ? (ils se la pètent un peu ou quoi ?) »
Mais oui ? POURQUOI ? Vu que les juristes ne comprennent absolument rien aux chiffres, au business et enjeux stratégiques, qu’est ce qu’ils auraient à faire dans les organes de direction ?
Après tout, la direction juridique ne travaille jamais sur les innovations (brevets, marques, régulations d’un nouveau produit), ne participe pas aux petits et gros deals (il n’y a pas de contrat ou alors ils sont générés par magie, c’est probablement une machine qui le fait), n’a aucune connaissance sur ce qui a marché ou pas (parque les dossiers moisis finissent dans d’autres directions – lesquelles ? on ne sait pas mais quelque part), ne sait pas ce qui se passe quand ça dérape (car il n’y a jamais de contrôles ni de contentieux ou en tout cas elle n’est pas au courant) ?
Donc l’idée qu’ils soient présents dans les organes dans lesquels ces sujets sont abordés relève de la fantaisie ; on préférera, de loin, les mettre dans le coup une fois que tout aura été bien défini. C’est d’ailleurs là qu’ils pourront donner le meilleur d’eux-mêmes.
Dans la vraie vie, certaines organisations ont compris l’intérêt de cette position au sein de l’équipe dirigeante ; modernité ? folie ? inconscience ? conscience ? A chacun de voir.
6. « Mais pourquoi n’es tu pas avocat si tu as la même formation ? (= tu pourrais être riche et puissant !!) »
"Comment, tu aurais pu être avocat ? Ben pourquoi tu ne l’es pas alors ? Pas assez bon ? Personne n’a voulu de toi ? Il doit bien y avoir une raison, c’est comme si on décidait d’être aide-soignant après médecine ? Qu’est ce qui t’as pris pour vriller autant (espèce de rebut de la société) ?"
La question a une certaine légitimité : vu que les juristes travaillent comme des acharnés au quotidien pour un salaire pas glorieux (et à que personne ne les envie dans les entreprises), il faut surement être cinglé pour avoir choisi cette voie plutôt que celle du prestige, du titre et des dollars.
Mais sérieusement, oui, avocats et juristes d’entreprises ont la même formation. De plus en plus, même, les juristes ont leur CAPA (certificat d’aptitude à la profession d’avocat) et choisissent quand même l’entreprise pour exercer.
Pourquoi ? Parce que l’exercice du droit est très différent selon l’une ou l’autre des professions, et elles se complètent parfaitement, soit dit en passant.
L’avocat va avoir des clients qui le consulteront pour avoir une analyse juridique ponctuelle sur un sujet donné. Ils seront également saisis pour défendre leurs intérêts dans des dossiers complexes ou contentieux, ou pour accompagner des opérations de fusion/acquisition nécessitant énormément de documentation, recherches et rédaction. L’avocat est souvent spécialisé dans une matière juridique, à l’instar du médecin. Droit de la famille, droit pénal, immobilier ou, pour le monde des affaires, droit des contrats, de la distribution, de la propriété intellectuelle etc. L’avocat plaide devant les tribunaux (mais en pratique, pas tous, loin s’en faut).
Le juriste appartient à l’organisation dont il est membre, et participe à la vie de celle-ci à tous moments ; de ce fait l’exercice sera assez différent. Le juriste est au quotidien en relation avec des non juristes, autres membres de l’organisation (direction financière, marketing, opérations, recherche, RH) pour apporter son expertise (généraliste ou non), ses capacités d’analyse, de négociation et de rédaction à tout type d’opérations. Il conseille, oriente, organise, structure l’activité sous l’angle juridique et de manière transversale. Il travaille avec des avocats pour la défense des dossiers au contentieux ou pour des besoins d’expertises pointues, notamment.
Non, le juriste d’entreprise n’est pas un rebut de la société juridique. C’est quelqu’un qui a fait le choix d’être au sein du business. Les deux métiers se respectent (la plupart du temps) et se complètent parfaitement, l’avocat pouvant apporter sa connaissance plus pointue, mais aussi plus large car il travaille en général dans des secteurs économiques variés.
Et puis tous les avocats ne sont pas riches et puissants. On n’est pas dans Suits mais dans la vraie vie et beaucoup galèrent et gagnent à peine plus qu'un SMIC.
7. …Suivi de : « J’entends bien ce que tu me dis, mais on va vérifier auprès d’un avocat »
= un expert, un vrai. Seul un avocat pourra donner un avis étayé fiable et pertinent, bien plus que le tien, à toi, brave juriste d’entreprise avocat raté. De là à dire qu’on n’est pas trop sûr de ce que tu racontes… non, non, c’est juste pour vérifier (et dépenser quelques dollars au passage parce que tout le monde le sait, les budgets sont immenses en tous domaines dans les entreprises). Toi, outre de vagues connaissances juridiques, tu ne connais que l’organisation, son secteur d’activité, ses clients, ses enjeux et chausses trappes. Un avocat, lui, on pourra le croire.
Blague et vexation à part, il est des cas dans lesquels il est utile voire indispensable de demander à un avocat, et la meilleure personne pour savoir identifier ces cas est… le juriste (si on lui en donne le droit !).
8. « On a toujours fait comme ça et on n’a jamais eu de problème »
OK, celle-ci peut énerver à peu près toute personne ou fonction qui essaye d’instaurer un changement, quel qu’il soit.
Mais c’est ici la star de l’argument pour ne pas prendre en compte l’avis du juriste.
Ok donc toute la vie, on passe au feu rouge. On ne s’est jamais fait attraper. Du coup, pourquoi changer ?
La vraie vie : cette phrase est le calvaire quotidien des juristes. On en vient presque à souhaiter que le problème arrive (non, mais si, quand même, un peu #dissonnancecognitive).
Même si LE problème est arrivé à un copain, concurrent, société connue, relais dans les médias, et qu’il n’y a aucun débat sur le fait que c’est VRAIMENT un problème, on y a droit, tout le temps.
Je vous jure, la loi est giga claire, c’est interdit de passer au rouge et si vous vous faites choper ça coûtera cher à votre portefeuille et votre permis (et si vous vous faites pas choper, ben ça peut être dangereux pour vous et/ou les autres car c’est dingue, même sans être un mouton il s’avère que dans la grande majorité des cas, les règles ont un intérêt, plutôt collectif oui c'est vrai).
« on a toujours fait comme ça » et « on n’a jamais eu de problème » ne sont JAMAIS de bons indicateurs de ce qu’il faut surement faire. C’est juste une info, comme l’âge du capitaine.
9. « Des moyens supplémentaires ? N’oubliez pas que vous êtes exclusivement un centre de coûts. Non on va plutôt donner au marketing, ils sont vraiment utiles, eux. »
Car le marketing n’est pas un centre de coût. Ça rapporte direct, tellement qu’on les confond souvent avec la production. Le marketing, c’est joli, ça parle à tout le monde (du moins, c’est l’idée) et ça va ramener un max de résultats très vite et à tous les coups.
On va pas se mentir, le marketing et la direction juridique ne vivent pas tout à fait sur la même planète dans le système de l’entreprise.
Par exemple la notion d’urgence, ou de chronologie sont très variables selon le point de vue.
Le juriste va avoir du mal à comprendre pourquoi le marketing n’a pas vérifié plus tôt que la veille du lancement mondial de la nouvelle marque si celle-ci n’appartenait pas déjà à quelqu’un, et le marketing va penser que le juriste ne fait pas beaucoup d’effort, 24h est un délai largement suffisant pour vérifier ces trucs secondaires de gratte papier.
Il ne fait pas beaucoup d’effort non plus, cet âne bâté, quand on lui demande de déposer un concept et qu’il pose des questions : c’est quoi ton truc, c’est une marque ? un logo ? un produit ? NON, c’est un nouveau concept hyper disruptif, tu poses trop de questions, c’est pas ce qu’on te demande, dépose ASAP car on flippe de se le faire piquer par un concurrent, ce concept, si on va pas HYPER VITE tellement c’est génial.
Le juriste, king of Empêcheur/retardeur/bloqueur de la génialité disruptive du marketing.
10. « C’est urgent. »
Généralement, cette phrase se trouve dans l’objet d’un mail sous le format suivant :
« !!!!!!!!****URGENT ****!!!!!!!!! ****URGENT ****!!! ».
GOSH ! Que se passe-t-il ?
La police est à l’accueil pour placer le DG en garde à vue et sceller les bureaux du CODIR ? Notre responsabilité est engagée dans le désastre qui fait la une de tous les journaux aujourd’hui ? Il y a le feu (AU SENS PROPRE) dans une unité de production ? Les collaborateurs sont soumis au chantage d’un hackeur qui bloque l’accès à toutes les données tant que 1Md€ n’auront pas été versés sur un compte au Panama ? Une prise d’otage sur un site ?
Non ?
Ah.
En réalité :
On a promis au client, ce matin, un retour sur le contrat pour ce soir (mais le juriste n’a jamais entendu parler de ce contrat ou de cette opération).
Des gigas annonces sont prévues demain et on vient de réaliser qu’il y a peut-être des petits trucs juridiques à vérifier avant.
C’est les vacances ce soir et il faut absolument que ça avance avant la reprise, pendant que vous serez à mer avec les enfants.
La réponse à l’appel d’offres est demain et personne n’a vraiment regardé les 180 pages de contrat en anglais (en plus la RFQ demande une note juridique détaillée sur ledit projet).
Ou, tout simplement, vous êtes pressés et n’avez pas envie que ça traine au service juridique pendant des jours et des jours.
Parfait, donc, il faut tout arrêter pour tenir compte de délais sur lesquels il n’y avait aucun moyen d’anticiper. Le juriste doit/va laisser tomber pour l’instant les dossiers de ceux qui avaient anticipé, tant pis pour eux.
Tout va être mis en pause, décalé, retardé pour traiter prioritairement cette demande, car l’objet du mail est clair : c’est URGENT.
Sérieusement, quand il y a véritablement urgence, cela ne se passe pas par mail.
Bien sûr, les clients imposent parfois des délais courts voire intenables ; précisons qu’un juriste peut travailler très vite si… il est déjà au courant. En revanche s’il découvre le dossier de 5000 pages, après 5 soutenances, 35 réunions de cadrage/pilotage et 6 mois de discussions, oui, ça va être un peu plus long, un peu plus compliqué, un peu plus difficile de faire une analyse en 5 minutes et, en plus, il ne va pas être très content (et c’est important, le moral des juristes).
J’ai entendu un directeur d’hôpital dire une fois « il n’y a pas d’urgence, il n’y a que des gens pressés » ; pour l’hôpital, je ne sais pas, c’est peut-être un des domaines dans lesquels la notion d’urgence a vraiment du sens.
Bref, perso, j’aime bien résumer l’urgence en « c’est la mort, le feu ou les flics », car tout le reste (ou presque) peut s’anticiper.
Note : penser à ajouter « virus mondial» à la liste, OK, OK…
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